Bien avant que le terme soit défini, la tendance à l'expression directe de l'émotion individuelle, cette liberté du langage plastique, s'est déjà brièvement manifestée chez Vassily Kandinsky dans sa première période des « improvisations » et « compositions » (1910-1914)[1], puis sous forme abstraite à partir de 1912. Mais il devait s'en détacher rapidement pendant son retour en Russie. Cette tendance s'exprime aussi chez Alberto Magnelli, qui, retiré en Italie à cause de la première guerre mondiale, célèbre la fin de celle-ci par une série de 25 toiles, en 1918-1919, intitulées explosion lyrique[2],[3], exprimant une énergie renouvelée par sa découverte de l’art africain à Paris, où les corps et le paysage se confondent dans un éclatement de couleurs[4].
C'est avec Hans Hartung que la volonté d'expression pure et libre s'affirme de nouveau, avec ses premiers dessins et aquarelles (1920-1922), puis, dès 1925-1927, avec Joan Miró[5]. Miró détestait les théories sur l'art et il se tenait toujours en marge des courants quels qu'ils soient. Dès 1925, il développe de surprenantes recherches plastiques dans divers sens, avec une profusion de symboles qui font de lui le précurseur du lyrisme abstrait contemporain[6].
« Miró a abouti, vingt ans avant Pollock, à la création d'un espace extrêmement suggestif par la confusion de la texture et de la structure, qui ouvrira une voie scandaleusement nouvelle à la génération qui suit[7]. »
L'abstraction lyrique est une expression employée pour désigner, en opposition à l'abstraction géométrique, ou au constructivisme, une tendance à l'expression directe de l'émotion individuelle qui est rattachée à l'art informel[5] développé à Paris après la Seconde Guerre mondiale. Une polémique oppose les tenants de l'abstraction géométrique, dite « froide », à ceux de l'abstraction lyrique « chaude ».
L’expression « abstraction lyrique » est employée pour la première fois par Jean José Marchand et le peintre Georges Mathieu lors de l'exposition organisée, en décembre 1947, à la galerie du Luxembourg avec Wols, Bryen, Hartung, Mathieu, Riopelle, Atlan, Ubac, Arp, à laquelle Mathieu voulait donner le titre « Vers l’abstraction lyrique », titre auquel la directrice de la galerie préféra « L'Imaginaire ».
Après la Seconde Guerre mondiale, certains critiques d'art s'emparent d'un nouveau courant abstrait, afin de préserver — et relancer, après quatre ans d'occupation nazie — le blason de modernité d'un Paris qui depuis la fin du XVIIe siècle a occupé le rang de capitale des arts. Par ailleurs, à partir de 1947, on assiste à une compétition entre Paris et la nouvelle école de peinture américaine née à New York (Jackson Pollock depuis 1946, Willem de Kooning depuis 1952…), qui sera suivie au début des années 1950 et jusqu'en 1964, par le lancement d'une virulente campagne de promotion culturelle par les autorités et la critique américaines.
Les artistes de l'abstraction lyrique appliquent en quelque sorte les leçons de Kandinsky[1] (considéré comme un des pères de l'abstraction), mais aussi de Hartung et de Miró[8]. L'abstraction géométrique expose des figures géométriques connues et reconnues : un carré, une ligne. L'abstraction lyrique est vécue comme une ouverture à l'expression personnelle de l'artiste, en opposition à l'abstraction géométrique, ou constructiviste[11].
Naissance de l'abstraction lyrique
L'exposition de décembre 1947, « L'imaginaire », est suivie par celle de 1948, « HWPSMTB », chez Colette Allendy (avec Hartung, Wols, Picabia, Stahly, Mathieu, Tapié, Bryen). L'exposition « White & black » de la galerie des Deux-Îles présentera également Hartung, Wols, Arp, Tapié, Picabia, Ubac et Germain en 1948.
En novembre 1949 se tient à la Perspectives Gallery de New York une exposition de Mathieu, Fautrier, Michaux, Ubac et Wols, puis, en mars 1951, la grande exposition « Véhémences confrontées » chez Nina Dausset où sont présentées pour la première fois côte à côte des toiles d'artistes abstraits européens et américains (Bryen, Capogrossi, De Kooning, Hartung, Mathieu, Piers, Pollock, Riopelle, Russel, Wols). Cette manifestation est organisée par Michel Tapié, dont le rôle de défenseur de ce courant, qu'il inclura dans l'art informel, est de la plus haute importance.
Vers le tachisme
Le terme « tachisme », qui a d'abord été employé péjorativement par le critique Pierre Guéguen en 1951, a été réutilisé en novembre 1952 sur l'initiative du critique Michel Tapié dans son ouvrage Un art autre pour désigner le style de peinture rattaché au courant initial de l'abstraction lyrique utilisé par exemple par Georges Mathieu, puis en 1954 par le critique Charles Estienne, pour définir notamment le travail de Hartung, Riopelle et Soulages, ainsi que dans son ouvrage L'Art à Paris 1945-1966. Ce courant correspond à l'Action painting (parfois nommé «peinture gestuelle») américaine, également théorisée en 1952 par le critique Harold Rosenberg dans son article « American Action Painters », publié en décembre 1952 dans la revue ARTnews, et en particulier, à la technique utilisée par le peintre expressionniste abstraitJackson Pollock[12].
Une exposition intitulée « L'envolée lyrique, Paris 1945-1956 », rassemblant les œuvres de soixante peintres, fut présentée à Paris au musée du Luxembourg (Sénat) en 2006[14].
L'abstraction lyrique américaine est un mouvement, lié à l'expressionnisme abstrait et au tachisme européen, qui est apparu dans les années 1960–1970 à New York, Los Angeles, Washington, puis Toronto et Londres. Il se caractérise également par une expression plus libre, spontanée, intuitive, un espace illusionniste, l'emploi de l'acrylique et d'autres techniques picturales plus récentes, en réaction aux courants alors dominants du formalisme, de l'abstraction géométrique, du minimalisme, de l'art conceptuel et du Pop Art. Beaucoup de ses artistes étaient précédemment minimalistes et avaient utilisé un style monochromatique et géométrique. L'abstraction lyrique cherche à produire une expérience sensorielle par la monumentalité et la couleur et à apporter plus de lyrisme, de sensualité et de romantisme à l'abstraction, afin de revigorer la tradition picturale dans l'art américain et de rétablir la primauté de la ligne et de la couleur comme éléments formels, dans des œuvres composées selon des principes esthétiques, plutôt que comme des représentations visuelles de réalités socio-politiques ou de théories philosophiques.
En 1993, une exposition du Sheldon Museum of Art intitulée « Lyrical Abstraction: Color and Mood » présenta des œuvres de Dan Christensen, Walter Darby Bannard, Ronald Davis, Helen Frankenthaler, Sam Francis, Cleve Gray, Ronnie Landfield, Morris Louis, Jules Olitski, Robert Natkin, William Pettet, Mark Rothko, Lawrence Stafford, Peter Young et plusieurs autres peintres. En 2009, le Boca Raton Museum of Art de Floride, organisa une autre exposition sur ce mouvement avec Natvar Bhavsar, Stanley Boxer, Lamar Briggs, Dan Christensen, David Diao, Friedel Dzubas, Sam Francis, Dorothy Gillespie, Cleve Gray, Paul Jenkins, Ronnie Landfield, Pat Lipsky, Joan Mitchell, Robert Natkin, Jules Olitski, Larry Poons, Garry Rich, John Seery, Jeff Way et Larry Zox.
Sylvain Lecombre, « Vivre une peinture sans tradition », dans Paris-Paris, Paris, éditions du Centre Pompidou, catalogue de l'exposition.
L'Envolée lyrique, Paris 1945-1956, textes de Patrick-Gilles Persin, Michel Ragon et Pierre Descargues, Musée du Luxembourg, Paris et Skira, Milan, 2006, 280 p. (ISBN8-8762-4679-7)
James Thrall Soby, Joán Miró, Museum of Modern Art,
Michel Laclotte (dir.) et Jean-Pierre Cuzin (dir.), Dictionnaire de la peinture occidentale du Moyen Âge à nos jours, Paris, Larousse, , 992 p. (ISBN978-2-03-511307-8). Dernière édition : Dictionnaire de la peinture, Larousse, , 1 134 (ISBN2-03-505390-0)
Charles Estienne, L’Art abstrait est-il un académisme ?, Paris, éditions de Beaune, coll. « Le Cavalier d’épée »., 1950.
Lydia Harambourg, L'École de Paris 1945-1965 : dictionnaire des peintres, Neuchâtel, Éd. Ides et Calendes, (1re édition 1993).
Jean-Clarence Lambert, La peinture abstraite, Lausanne, éditions Rencontre, 1967.
Benjamin Péret, « La soupe déshydratée », in L’Almanach surréaliste du demi-siècle, Paris, numéro spécial de la revue La Nef, mars-, réédition : Paris, éditions Plasma, 1978, pp.49-56. (Dans lequel figurent une étude d’Adrien Dax intitulée Perspective automatique et surtout une longue démonstration ironique de Benjamin Péret : La soupe déshydratée (Île de Sein, ) où Péret manifeste son opposition à Charles Estienne et conclut que l’Art abstrait n’existe pas.)
Michel Ragon, 25 ans d’art vivant. Chronique vécue de l’art contemporain de l’abstraction au pop-art de 1944 à 1969, Paris, Casterman, 1969 ; réédition complétée : Michel Ragon, 50 ans d’art vivant. Chronique vécue de la peinture et de la sculpture 1950-2000, Paris, Fayard, 2001, p. 176-177.
Michel Ragon, L’Art abstrait, Tome III, 1939-1970, Paris, éditions Maeght, 1986.
Michel Ragon, 25 ans d’art vivant, Paris, Galilée, 1986.
Michel Ragon et Gérald Gassiot-Talabot, La Peinture contemporaine, Paris, éditions Casterman, 1974.
Michel Ragon, Journal de l’art abstrait, Genève, Skira, 1992, « Le Tachisme », p. 116.