La fin de la Première Guerre mondiale et la défaite de l'Allemagne privèrent d'une part les rebelles haïtiens de leur principal soutien dans la guérilla, et de l'autre part soulagèrent les craintes des États-Unis quant à l'éventualité de la prise de contrôle d'Haïti par une puissance hostile. Néanmoins, l'occupation se poursuivit après la fin de la Grande Guerre, malgré l'embarras dans lequel il plongea le président Wilson à la conférence de paix de Paris en 1919 et lors d'une enquête du Congrès américain en 1922.
En 1922, le président Dartiguenave fut remplacé par Louis Borno, qui dirigea le pays sans corps législatif jusqu'en 1930. Borno devint alors le premier président élu pour un mandat de quatre ans, à la suite de l'adoption de la Constitution de 1918. La même année, le général John H. Russell, Jr. fut nommé haut-commissaire américain en Haïti. Le gouvernement Borno/Russell supervisa l'expansion économique du pays, avec la construction de 1600 km de routes, l'établissement d'un central téléphonique automatique, la modernisation des infrastructures portuaires et la mise en place d'un système de santé publique. Le sisal fut introduit en Haïti pour diversifier l'agriculture, et le pays augmenta ses exportations de sucre et de coton. La prospérité américaine des années 1920 profita très peu aux Haïtiens, avec une agriculture qui ne se développait que lentement. Quand débuta une profonde crise économique mondiale en 1929, les prix des produits haïtiens se mirent à chuter, exposant un pays très dépendant des marchés internationaux.
L’administration et l’armée furent professionnalisées et la corruption, combattue. La gendarmerie devient une force efficace. L'instruction publique, longtemps négligée, fut reprise depuis le primaire et axée sur la formation professionnelle, au détriment des « libéralités » qui ne bénéficiaient qu'aux classes fortunées. Les infrastructures connurent un essor sans précédent : Ainsi, le téléphone automatique fut installé à Port-au-Prince ; les ports furent équipés de quais et de phares ; un service de santé publique fut développé, avec hôpitaux et dispensaires de campagne. 1 700 km de routes furent créées et entretenues. La culture du sisal fut introduite et les exportations de sucre et de coton se développèrent.
Toutefois, cette marche forcée vers la modernité se fit aux dépens de la démocratie, le Sénat restant dissout. En 1926, Borno fut réélu par un Conseil d'État.
En 1929, la crise économique mondiale réduisit les exportations agricoles alors que des taxes et normes nouvelles frappaient les paysans. Le , des paysans protestataires se heurtèrent à des Marines au lieu-dit de Marchaterre : il y eut plus de dix morts. L’opposition se déchaîna. Le président des États-Unis Herbert Hoover proposa au Congrès l’envoi d’une commission d’enquête dans le but de se retirer d’Haïti. Elle fut dirigée par William Cameron Forbes. En , le mandat de Borno étant achevé, Louis Eugène Roy fut élu président pour lui succéder.
Jeunesse et études
Provenant d'une famille issue de la bourgeoisie[2], Louis Borno est licencié en droit en 1890 à la Faculté de Paris. Après ses études il fut directeur de l'École de droit de Port-au-Prince et membre fondateur de la Société de législation, groupe de réflexion politique moderniste. Il parlait couramment l'anglais, l'espagnol et l'italien.
En 1914, les États-Unis, alors dirigés par le président Woodrow Wilson, présentèrent un projet de contrôle des douanes et des finances d'Haïti. Borno, alors ministre des Relations extérieures et de la Justice du président Joseph Davilmar Théodore, refusa. Les États-Unis, qui s’étaient assuré en 1911 la mainmise sur la Banque nationale, en confisquèrent les réserves, malgré ses protestations.
Le , le lynchage du président Vilbrun Guillaume Sam par une foule déchaînée dans le bâtiment de la légation de France où il s’était réfugié, constitua le prétexte à une intervention armée. Le jour même, les troupes américaines débarquaient.
Carrière politique
Elles organisèrent l’élection d’un nouveau président : Philippe Sudre Dartiguenave et, sans attendre, imposèrent un traité de protectorat. Borno, nommé ministre des Relations extérieures et des Finances le , négocia pour y ajouter un engagement américain au développement économique du pays et refuser toute cession de territoire. Il dut faire face à l'opposition de principe des sénateurs haïtiens qui voyaient là une nouvelle colonisation. Borno déclara à la presse que le pays n’avait le choix qu’entre "la disposition définitive dans l’abjection, la famine et le sang ou la rédemption avec l’aide des États-Unis". Le texte fut voté à une grande majorité par le Sénat le , après des débats houleux en présence de la foule.
Il fut ratifié par le Sénat américain le , mais les États-Unis n’en respectèrent pas l’esprit. Ainsi, ils tentèrent en 1916 de placer tous les services publics sous l’autorité de la gendarmerie. Borno s’y opposa et les militaires américains obtinrent son départ en janvier 1917, après la défaite du gouvernement Dartiguenave aux élections de l'Assemblée Constituante. De nouveau nommé ministre le , Borno refusa que le conseiller financier américain Ruan ait autorité sur le gouvernement haïtien. Ruan fut rappelé en novembre, mais Borno dut, de nouveau, démissionner, au grand plaisir du colonel Russell, commandant des forces militaires américaines, qui écrivit: “un grand obstructionniste a démissionné, de sorte que la situation politique est maintenant plus brillante” (Dantès Bellegarde, Histoire du peuple Haïtien, 1953). Nommé alors ministre plénipotentiaire à Washington par le président Dartiguenave, l’agrément lui fut bien évidemment refusé. Borno se retira des affaires publiques pendant quelques années.
Le mépris et la brutalité des Américains envers les indigènes provoquèrent des révoltes armées dans les campagnes, menées par les « cacos », paysans qui, depuis la guerre d'indépendance, étaient restés armés et empreints d'une culture de révolte. Les troupes américaines matèrent ces mouvements dans le sang, au prix de plusieurs milliers de victimes. Gêné par l’impact médiatique de cette guerre et déçu de l’inefficacité de l’occupation, le président américain Harding décida, à la suite de l’envoi d’une commission d’enquête en novembre 1921, d’améliorer le niveau des administrateurs américains. Il nomma comme haut-commissaire John H. Russell, promu général.
Président de la République
Le mandat du président Dartiguenave venant à terme, le Conseil d’État, instance législative créée par la Constitution de 1918, se réunit et élit Louis Borno le , malgré une controverse sur son éligibilité et à la surprise des américains. Très vite, néanmoins, Borno sut s’entendre avec Russell. Se mit dès lors en place un pouvoir de « coopération franche et loyale » selon les intéressés et que l’opposition qualifia de « dictature bicéphale » : Les décisions se prenaient à deux et sans contre-pouvoir[3].
Dès son discours d'investiture, Borno annonça son programme de développement au profit avant tout des "masses laborieuses sur qui pèse, depuis trop longtemps, la principale charge de nos recettes budgétaires".
L’État haïtien était surendetté. Sa seule dette extérieure en 1914 représentait 4 années de recettes budgétaires. Borno décida en d’un emprunt de 23 millions de dollars qui permit d’apurer l’ensemble des dettes. Pour rassurer les prêteurs, il transféra la Banque nationale de la république d’Haïti à la National City Bank de New York. Les taxes à l’exportation, ressource traditionnelle de l'État, furent diminuées au profit de taxes internes. L'administration des Contributions fut confiée à des américains. Sous son mandat, la balance commerciale et le budget retrouvèrent l’équilibre et la contrebande cessa.
Les réalisations d’infrastructures furent particulièrement importantes: 1 700 km de routes carrossables et 189 ponts, remise en état de nombreux canaux d'irrigation, construction d’écoles, de 50 hôpitaux et dispensaires ruraux, de bâtiments publics, adduction d’eau potable dans les principales villes. Port-au-Prince lui doit son hôtel de ville, le quartier général de l’armée, le palais de justice, l’École de médecine et l’hôpital général ; elle fut de plus la première ville d'Amérique latine à disposer du téléphone automatique.
Borno s’opposa à l’américanisation de l'Instruction publique, ce qui constitua le point majeur de discorde avec Russell. Seule exception : l’enseignement agricole qui fut organisé avec une école centrale d’agriculture et 69 fermes-écoles dans le pays et dirigée par des fonctionnaires américains. Borno s’appuya sur l’Église catholique avec des congrégations françaises pour développer à faible coût un enseignement de qualité dans tout le pays, soustrait à l’influence américaine. Conscient que le français n’était pas parlé par le peuple, il fut le premier président à autoriser en 1924 l’usage du créole dans l’enseignement scolaire.
La paix fut restaurée.
À l’international, il fit un voyage officiel aux États-Unis en 1926 où il rencontra le président Coolidge et invita les investisseurs américains, mais sans grand succès. Il régla surtout avec le président dominicainHoracio Vásquez le conflit séculaire de la frontière entre les deux pays par le traité du .
Le Conseil d’État, dont les 21 membres étaient nommés par le président, devait être provisoire, en attendant l’occasion du retour à la démocratie. Borno le conserva. Il en nomma les membres et se fit réélire par lui le . La presse constituait le seul contre-pouvoir. Elle se déchaîna. Le quotidien "Le Nouvelliste" l'agonissait d'injures et alla jusqu'à refuser d'écrire son nom. Borno règlementa la presse et fit plusieurs fois emprisonner des journalistes, dont l'écrivain Jacques Roumain.
Dès 1927, Borno envisagea d’exercer un troisième mandat, malgré la Constitution et le désaccord des États-Unis. En , les étudiants de l’école d’agriculture de Damien se mirent en grève. L'opposition entraîna les autres étudiants. Borno renonça à se représenter.
La crise économique mondiale de 1929 modifia la politique américaine. Le président Herbert Hoover entendit se désengager d’Haïti. Il nomma une commission à cette fin, présidée par William Cameron Forbes qui arriva en .
La crise s’ajoutait à des mesures mal vécues par les paysans (standardisation des produits d’exportation, taxes sur le tabac et l’alcool, réforme foncière). Les paysans s’agitèrent. Le , au lieu-dit de Marchaterre, un groupe affronta une compagnie de marines qui ouvrit le feu et fit des morts.
La commission Forbes auditionna l’opposition et conclut au retour à des chambres législatives électrices du président et à l’haïtianisation de l’administration, mais restait pessimiste sur la pérennité de la démocratie en Haïti. L’opposition choisit un nouveau président, Louis Eugène Roy[4]. Mais ce dernier fut écarté par de nouvelles élections. La passation de pouvoir eut lieu le avec le nouveau président Sténio Vincent.
Borno, après un séjour en France, se retira dans sa propriété sur les hauteurs de Port-au-Prince et ne prit plus part à la vie publique.