Dans son autobiographie, Ravel mentionna son attrait pour le charme profond que l'Orient exerçait sur lui depuis son enfance. L'œuvre était destinée à introduire un opéra oriental et féérique[2].
Création
La création eut lieu de sous la direction d'orchestre de Maurice Ravel en personne au 278e concert de la Société nationale de musique, au Nouveau-Théâtre[3].
Réception et postérité
L'œuvre n'eut pas de succès et n’a plus jamais été jouée du vivant de Maurice Ravel comme du vivant de son frère cadet et héritier Édouard Ravel (1878-1960), la partition restant inédite jusqu'en 1975.
En 1903, il choisit trois textes du poète Tristan Klingsor à mettre en musique pour voix et orchestre. Il réutilisa une partie du matériau musical ainsi que le titre de son ouverture de 1898, à laquelle il ne devait plus attacher d'importance.
Il existe, en outre une réduction faite par Ravel lui-même, pour voix, flûte et piano[4].
Structure
Asie
La Flûte enchantée
L'Indifférent
Les trois mélodies sont d'inégale longueur — la première étant de loin la plus longue.
Textes
Asie (à Jeanne Hatto)
Asie, Asie, Asie,
Vieux pays merveilleux des contes de nourrice,
Où dort la fantaisie
Comme une impératrice
En sa forêt tout emplie de mystères,
Asie,
Je voudrais m'en aller avec ma goélette
Qui se berce ce soir dans le port,
Mystérieuse et solitaire,
Et qui déploie enfin ses voiles violettes
Comme un immense oiseau de nuit dans le ciel d'or.
Je voudrais m'en aller vers les îles de fleurs
En écoutant chanter la mer perverse
Sur un vieux rythme ensorceleur ;
Je voudrais voir Damas et les villes de Perse
Avec les minarets légers dans l'air ;
Je voudrais voir de beaux turbans de soie
Sur des visages noirs aux dents claires ;
Je voudrais voir des yeux sombres d'amour
Et des prunelles brillantes de joie
En des peaux jaunes comme des oranges ;
Je voudrais voir des vêtements de velours
Et des habits à longue franges ;
Je voudrais voir des calumets entre des bouches
Tout entourées de barbes blanches ;
Je voudrais voir d'âpres marchands aux regards louches,
Et des cadis et des vizirs
Qui du seul mouvement de leur doigt qui se penche
Accordent vie ou mort au gré de leur désir.
Je voudrais voir la Perse et l'Inde et puis la Chine,
Les mandarins ventrus sous les ombrelles,
Et les princesses aux mains fines
et les lettrés qui se querellent
sur la poésie et sur la beauté ;
Je voudrais m'attarder au palais enchanté
Et comme un voyageur étranger
Contempler à loisir des paysages peints
Sur des étoffes en des cadres de sapin
Avec un personnage au milieu d'un verger ;
Je voudrais voir des assassins souriant
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent
Avec un grand sabre courbé d'Orient ;
Je voudrais voir des pauvres et des reines ;
Je voudrais voir des roses et du sang ;
Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine,
Et puis, m'en revenir plus tard
Narrer mon aventure aux curieux de rêves,
En élevant comme Sinbad ma vieille tasse arabe
De temps en temps jusqu'à mes lèvres
Pour interrompre le conte avec art...
La Flûte enchantée (à Mme René de Saint-Marceaux)
L'ombre est douce et mon maître dort,
Coiffé d'un bonnet conique de soie
Et son long nez jaune en sa barbe blanche.
Mais moi, je suis éveillée encore.
Et j'écoute au dehors
Une chanson de flûte où s'épanche,
Tour à tour la tristesse ou la joie,
Un air tour à tour langoureux ou frivole,
Que mon amoureux chéri joue,
Et quand je m'approche de la croisée,
Il me semble que chaque note s'envole
De la flûte vers ma joue
Comme un mystérieux baiser.
L'Indifférent (à Mme Sigismond Bardac)
Tes yeux sont doux comme ceux d'une fille
Jeune étranger,
Et la courbe fine
De ton beau visage de duvet ombragé
Est plus séduisante encore de ligne.
Ta lèvre chante
Sur le pas de ma porte
Une langue inconnue et charmante
Comme une musique fausse ;
Entre ! et que mon vin te réconforte...
Mais non, tu passes
Et de mon seuil je te vois t'éloigner
Me faisant un dernier geste avec grâce
Et la hanche légèrement ployée
Par ta démarche féminine et lasse.
Genèse
Ravel avait choisi ces textes car il les considérait comme les moins aptes à être mis en musique. Il voulait des vers difficiles, tout à fait impossibles à chanter. Il composa le cycle de mélodies en 1903 à son domicile 19 Boulevard Pereire à Paris.
Par inexactitude, il est parfois affirmé que Jane Bathori remplaça Jeanne Hatto lors de la première : c'est lors d'une audition ultérieure aux Bouffes-Parisiens le que Jane Bathori remplaça en effet Jeanne Hatto. Ceci explique les termes d'une dédicace autographe de Maurice Ravel à l'attention de Jane Bathori sur un exemplaire de la partition de Shéhérazade (éditions Astruc et Cie) :
« à l'admirable musicienne Mademoiselle Jane Bathori, en reconnaissance du tour de force du [samedi] 12 9bre [novembre] 1904[6] »
.
La partition parut d'abord aux éditions musicales de Gabriel Astruc avant que ce dernier n'accepte la cession de Shéhérazade et du Quatuor à cordes aux éditions musicales Durand le [7].
Depuis lors l'œuvre est habituellement chantée par une voix de femme. On trouve néanmoins certaines interprétations par des voix d'hommes apportant une couleur homoérotique, particulièrement dans les deuxième et troisième poèmes.
Influences
L'influence spirituelle de Claude Debussy se fait sentir dès les premières mesures — moins dans le coloris orchestral raffiné que dans la déclamation libre et discrète des vers à la rythmique ouverte, selon l'exemple de Pelléas et Mélisande.
En France, l'œuvre ne tombera pas dans le domaine public avant 2051, en raison de l'année de décès de Tristan Klingsor et des dispositions du droit français — il faut en effet, aux 70 ans à compter à partir du 1er janvier suivant la disparition du dernier auteur, ajouter près de 15 ans de prorogation dus aux deux guerres mondiales[8].