Dans le domaine de l'édition, Champ libre a eu une influence radicale sur une partie de la jeunesse des années 1970 et a inspiré nombre d'éditeurs indépendants[4].
À la suite de l'assassinat de Gérard Lebovici en 1984, Champ libre prend le nom d'Éditions Gérard Lebovici. En 1991, après le décès de Floriana Lebovici, épouse de Gérard Lebovici, la maison est mise en liquidation et son fonds est repris par les éditions Ivrea, à l'exception notable des livres de Guy Debord, qui décide de rompre avec les héritiers Lebovici, responsables d'Ivrea.
Histoire
1969 : fondation
Secondé par Gérard Guégan, qui en est le premier directeur littéraire, Gérard Lebovici s'entoure d'une équipe qui comprend notamment Alain Le Saux[5] et Raphaël Sorin, ainsi que sa femme, Floriana Chiampo. Champ libre publie dans cet après-68 un large éventail de textes qui reflètent la recherche idéologique de l'époque ainsi qu'une ouverture vers la contre-culture américaine ou les avant-gardes historiques, textes qui sont amenés dans la maison aussi bien par Michel Giroud que Marc Dachy ou Andréi Nakov. À ses débuts, Champ libre n'a pas de ligne éditoriale précise. La maison surfe sur la vague de 1968 et s'intéresse à l'underground, à l'avant-garde, à la science-fiction, à la sexualité ainsi qu'aux classiques de l'anarchisme et du marxisme.
En , Champ libre republie le livre de Guy Debord, La Société du spectacle, et édite des ouvrages qui se situent à contre-courant, comme celui du sinologue Simon Leys (de son vrai nom Pierre Ryckmans), Les Habits neufs du président Mao, qui contribue à dégonfler le mythe de la « révolution culturelle » chinoise, encore très vivace en France à cette époque, surtout parmi les intellectuels et les militants. La rencontre de Lebovici avec Debord en 1971 est décisive car elle marque le début d'une indéfectible amitié qui va influer sur l'orientation de Champ libre. Guy Debord aiguise le regard de l'éditeur. Champ libre devient peu à peu, à partir de 1972, un espace neuf de critique sociale en rupture avec l'édition de gauche traditionnelle, se démarquant ainsi du gauchisme « trotsko-maoïste » alors en vogue.
Grâce à l’entremise de Georges Kiejman, ami de longue date de Gérard Lebovici et avocat de la maison Gallimard, Champ libre bénéficie de la logistique de Gallimard pour sa diffusion et sa distribution[5].
La politique commerciale de la maison, sous l'influence de Debord, va rompre avec tous les usages habituels du milieu de l'édition : pas de publications en livres de poche des titres les plus vendus, aucun contact avec la presse, refus des prix littéraires, rupture avec tout auteur dont le comportement n'est pas en cohérence avec l'esprit de la maison[réf. nécessaire]. Debord, dans une lettre à Lebovici en , considère que sur les quatre-vingts titres figurant au catalogue, il n'y a que 22 bons livres, le reste étant médiocre, voire franchement mauvais[14]. Le pourcentage de bons livres est malgré tout largement supérieur à celui de n'importe quel autre éditeur fait remarquer Debord.
En , Gérard Lebovici reconnaît, dans une lettre à un de ses auteurs, que « (…) l'époque y participant, je m'améliore sans doute, car je refuserais aujourd'hui bon nombre de livres figurant au catalogue Champ libre (…) »[15]. Non sans plaisir, Debord affirme qu'« il y a autour de Champ libre une louche allure de complot permanent contre le monde entier. »
Les années qui suivent confirment l'originalité de Champ libre dans le paysage éditorial. L'équipe se rétrécit : Floriana Lebovici assume l'essentiel des fonctions, accompagnée par Hortensia Biscaretti di Ruffia, Catherine Nicole et un maquettiste. Floriana Lebovici introduit de nouvelles maquettes somptueuses qui vont devenir la marque de la maison. À l'amour des textes s'allie celui de la fabrication des livres : couture au fil de lin, impression couleur sur canson, rabats, reproductions, typographie au plomb ; il y a là une véritable conception du livre de qualité qui va à contre-courant de l'industrialisation de la chose imprimée.
En , Debord rédige une Déclaration[16] qui paraîtra en tête des catalogues de Champ libre jusqu'en 1991. Il s'agit d'une déclaration de guerre aux journalistes et aux critiques littéraires qui y sont traités de « professionnels de la falsification et de la jobardise ». On peut y lire que « Champ libre a cessé de reconnaître l'existence de la presse. »
Une visée stratégique
La visée stratégique de Gérard Lebovici et Guy Debord à travers Champ libre est de mettre en lumière l'apparence des choses afin de mieux en dévoiler la réalité. Il s'agit d'un travail de déprogrammation, de contre-information, de démystification, dont Champ libre est le vecteur essentiel. Le but est de réagir à l'aliénation générale mortifère, au conditionnement médiatique de l'individu, à l'inculture générale obligatoire, à la tentation d'écarter de l'histoire des moments passionnants de l'art et de la vie, et plus généralement à la dégradation de la qualité de l'existence. Le catalogue de Champ libre inaugure un concept neuf et crucial, noble contrepoint à l'industrialisation en cours dans le monde de l'édition.
Du fait de la fortune de Gérard Lebovici obtenue dans le monde du cinéma, Champ libre n'a aucun souci d'argent. La maison est volontairement déconnectée du marché et ne cède à aucun compromis commercial. Dans L'Édition française depuis 1945[17], Anita Blanc, ancienne collaboratrice de Champ libre, explique cette indépendance : « Dégagé des soucis économiques qui sont le lot permanent des petites maisons d'édition à la production exigeante, Lebovici pourra se permettre de soutenir financièrement un catalogue de « petite vente » sans concessions commerciales et de n'éditer, même à perte, que les ouvrages qu'il estime nécessaires et sélectionnera avec rigueur. »
1984 : réédition de Mesrine et l'assassinat de Gérard Lebovici
En 1984, Gérard Lebovici, fasciné par le caractère libertaire de Jacques Mesrine, décide de rééditer L'Instinct de mort[5], l'autobiographie de l'« ennemi public n° 1 » assassiné en 1979 par la police. Parallèlement, il prend sous sa coupe sa fille, Sabrina Mesrine, et lui offre sa protection[5]. Le livre sort doté d'une préface de Gérard Lebovici dans laquelle il fustige la nouvelle loi qui confisque à jamais les droits d'auteurs des personnes ayant publié un récit des crimes pour lesquels elles sont détenues, ainsi que l'attitude du précédent éditeur de Mesrine, Jean-Claude Lattès. Lebovici rappelle que Mesrine était devenu pour les Français le parfait symbole de la liberté et affirme le « redoutable honneur » que représente pour Champ libre le fait d'être son éditeur[5].
Après l'assassinat resté mystérieux de Gérard Lebovici le , la presse, toutes tendances confondues, se complaît pendant plusieurs semaines à broder de multiples fictions et allégations sans fondements autour de la « vie mystérieuse » de la victime. Certains journaux vont jusqu'à accuser Debord d'être l'instigateur du crime. L'entourage de Gérard Lebovici répond à ce fatras médiatique en publiant Tout sur le personnage, le livre que Gérard Lebovici était en train de préparer. Guy Debord publie ensuite, en , ses Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici où il règle ses comptes avec ses calomniateurs. Dans ses Considérations, il note que « Gérard Lebovici avait publié beaucoup plus de classiques que de subversifs contemporains, mais dans un moment de décadence et d'ignorance programmées, où l'on discerne moins la révolution qui monte que la société qui descend, la publication même des classiques a passé pour un acte subversif. »
À la suite de ce drame, Floriana Lebovici, sur le conseil de Guy Debord, rebaptise Champ libre « Éditions Gérard Lebovici » tout en gardant le logo de Champ libre sur la couverture des nouvelles parutions. Elle travaille avec divers conseillers dont Roger Lewinter, Marc Dachy, Michel Pétris et, bien sûr, Debord.
Les Éditions Gérard Lebovici publient en 1985 deux importants volumes de James Guillaume qui documentent la position anarchiste au sein de la Première Internationale. La même année, Guy Debord fait publier un recueil de Potlatch (1954-1957), la revue de l'Internationale lettriste dont il était membre.
La maison continue la publication d'ouvrages de stratégie : en 1986 paraît le livre de Maurice Serin, Une Révolution, qui comporte une étude sur la guerre de rues, en 1987, Guy Debord publie Le Jeu de la guerre et en 1989, paraît De la guerre, l'ouvrage majeur du grand stratège Carl von Clausewitz.
En 1986, Mezioud Ouldamer fait paraître Le Cauchemar immigré dans la décomposition de la France. De nouveaux titres en rapport avec Dada arrivent avec la publication de Bar Nicanor de Clément Pansaers, puis de l'œuvre dispersée du poète et boxeur Arthur Cravan qui est réunie pour la première fois en un volume préparé par Jean-Pierre Begot en 1987. Cinq livres de l'écrivain espagnol Ramón Gómez de la Serna sont publiés entre 1984 et 1988.
Le , Guy Debord adresse à Floriana Lebovici une lettre[18] dans laquelle il énonce douze subdivisions, assez souples mais cohérentes, des auteurs publiés par Champ libre selon les thèmes abordés (certains auteurs peuvent se trouver dans plusieurs subdivisions à la fois) :
1991 : fin de Champ libre, début des éditions Ivrea
À la suite du décès de Floriana Lebovici, en , et du conflit opposant Guy Debord aux héritiers, les éditions sont mises en liquidation[19] en . Le fonds du catalogue est repris en 1992 par Jacques Dodart, Nicolas Lebovici (fils de Floriana et Gérard Lebovici) et Lorenzo Valentin (fils de Floriana Valentin, d'un premier mariage[20]) sous le nom des éditions Ivrea (du nom de la ville natale de Floriana Lebovici).
Ivrea poursuit la publication des écrits de George Orwell en collaboration avec Jaime Semprun et les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances. Ivrea publie également nombre d'auteurs anciens tels que Machiavel, Tacite, Spinoza ou François Guichardin, des classiques de l'anarchisme comme les Mémoires et Écrits de Nestor Makhno ou des textes d'auteurs d'avant-garde comme Kurt Schwitters, notamment son recueil Anna Blume, ou encore des écrivains plus contemporains comme James Carr (Crève), Beppe Fenoglio (La Permission), deux livres, en relation avec l'Espagne, partagent selon l'éditeur une même approche (Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch de Wilhelm Fraenger et Don Quichotte Prophète d'Israël de Dominique Aubier), des livres appartenant au domaine poétique comme ceux de Michel Falempin (L'Apparence de la vie, La Prescription), Bernard Collin (Perpétuel voyez Physique, Les Globules de Descartes), Philippe Grand (Tas IV) et Jacques Roubaud (La Vieillesse d'Alexandre), une critique de la technologie avec Günther Anders (L'Obsolescence de l'homme, en coédition avec l'EdN), des critiques de la restauration des œuvres d'art avec Sarah Walden (Outrage à la peinture) et le recueil des bulletins de l'A.R.I.P.A. (Chronique d'un saccage), tout en rééditant de nombreux ouvrages du fonds Champ libre tels les écrits de Malévitch, Clausewitz ou d'Arthur Cravan. En 1997, Ivrea réédite l'ouvrage de l'historien Louis Chevalier, L'Assassinat de Paris et intervient avec l'EdN pour défendre George Orwell face à certaines calomnies journalistiques (George Orwell devant ses calomniateurs). Le catalogue propose d'ailleurs un descriptif précis pour chacun de ces ouvrages, ce qui permet une première approche de ces derniers.
En 1995, Lorenzo Valentin affirme en réponse à Jean-François Martos, auteur chez Champ libre d'Histoire de l'Internationale situationniste, qui protestait contre la ligne éditoriale d'Ivrea, que l'histoire de Champ libre n'est pas terminée[21] malgré le décès des fondateurs. Sur l'orientation éditoriale d'Ivrea, Lorenzo Valentin déclare en 2001 que :
« depuis 1989, énormément de choses ont changé. Toutes sortes de références idéologiques ont été perdues, références sur lesquelles Champ libre s'appuyait : une certaine conception de la liberté, un lien étroit avec les grandes théories révolutionnaires, libertaires, permettant une dénonciation des impostures idéologiques, du stalinisme… Or on ne peut plus se référer aujourd'hui à tout cela de la même façon, parce que tout un système de valeurs s'est effondré. Champ libre était en révolte contre un état du monde mais aujourd'hui l'aliénation a atteint un tel degré qu'il est très difficile de lutter contre par simple prise de position politique. L'aliénation est à présent au cœur même du langage. »
C'est pourquoi, toujours selon lui, il s'agit maintenant de se situer sur le seul terrain où il ne puisse pas y avoir de récupération, en l'occurrence celui du poétique :
« le vers est un ordre de mesure du monde. Si l'on touche à la langue, on touche au monde[22]. »
↑Gérard Guégan, Cité Champagne, esc. i, appt.289, 95-Argenteuil, Paris, Grasset, , 521 p. (ISBN2-246-67841-2), p.29
↑Pascal Fouché (dir.), L'Édition française depuis 1945, Éditions du Cercle de la Librairie, Paris, 1998. (Des éditeurs tels que les Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, Éditions Allia ou encore Bernard Wallet chez Verticales ont été inspirés par Champ libre.)
↑Les péripéties de cette rupture sont exposées dans le volume 7 de la Correspondance de Debord (Fayard, 2008) et dans Les Jours obscurs de Gérard Lebovici de Jean-Luc Douin (Stock, 2004).
↑Aujourd'hui avocat dans le cabinet de Georges Kiejman parallèlement à ses activités d'éditeur ; cf. Jean-Luc Douin, Les Jours obscurs de Gérard Lebovici, page 337.
↑Éditions Champ libre, Correspondance, Vol. 3, « Le fin mot de l'histoire », 1995.
↑« Entretien avec Lorenzo Valentin »Le Cahier du Refuge, numéro 94, mars 2001. Également cité par Jean-Luc Douin dans Les Jours obscurs Gérard Lebovici, page 322.