Friedrich Dürrenmatt est né en 1921 à Stalden dans l'Emmental, qui a été absorbée par la commune de Konolfingen en 1933. C’est le premier enfant de Reinhold (1881-1965) et Hulda Dürrenmatt (1886-1975), née Zimmermann. Son père est alors le pasteur réformé du village, et son grand-père Ulrich Dürrenmatt était un homme politique et un poète. En 1924, nait sa sœur Verena (« Vroni » ; † 2018). En octobre 1935, la famille déménage à Berne, où son père devient pasteur à la maison des diaconesses. À cette époque, la crise économique mondiale se fait également sentir en Suisse et la bourgeoisie de classe moyenne s'appauvrit. Friedrich Dürrenmatt fréquente d’abord le Freie Gymnasium de Berne, puis l'Humboldtianum, où il a passé sa maturité en 1941[1]. Il n'était pas un très bon élève (appréciation globale : « à peine suffisant »). Il a lui-même décrit sa scolarité comme la « pire période » de sa vie.
Toujours à Konolfingen il commence déjà à peindre et à dessiner, un penchant qu'il gardera toute sa vie. Plus tard, il illustrera certains de ses textes, réalisera des esquisses ou des décors entiers pour ses pièces. Jeune homme, il veut suivre une formation d'artiste-peintre, mais il est aussi attiré par l’université et étudie à partir de 1941 la philosophie, les sciences naturelles et la philologie allemande à l'université de Berne, et pour un temps, en 1942/43, à l'université de Zurich. Il exprime alors, dans une lettre à son père, son dilemme à choisir entre l’écriture et la peinture :
« Il ne s'agit pas de décider si je vais devenir un artiste ou non, car cela ne se décide pas, on le devient par nécessité. [...] Pour moi, le problème est ailleurs. Dois-je peindre ou écrire ? Je me sens appelé par les deux »[2].
À Berne, il habite chez ses parents dans une mansarde qu'il a décorée de grandes peintures murales qui seront redécouvertes, dégagées et restaurées seulement au début des années 1990 (voir Dürrenmatt-Mansarde). En 1946, il met fin à ses études sans même avoir commencé la thèse qu'il avait prévue sur Søren Kierkegaard, déterminé à devenir artiste, sous l’impulsion de sa découverte du monde du théâtre qui lui permet justement à combiner l’écrit et le visuel.
Le 12 octobre 1946, Dürrenmatt épouse l'actrice Lotti Geissler (1919-1983)[3]. Le couple vit d'abord à Bâle, où leur fils Peter nait en 1947. La même année Dürrenmatt crée au Schauspielhaus de Zurich sa première pièce intitulée Les fous de Dieu. Il s’agit d’une comédie qui se rattache à l’épisode anabaptiste de Münster et qui provoqua un scandale théâtral. N’ayant pas obtenu le succès escompté, l'auteur la retire l'année suivante. Mais Max Frisch, à qui l'éditeur de théâtre Kurt Reiss avait envoyé le manuscrit de la pièce, reçoit le jeune auteur en le couvrant d’éloges. En 1948, Dürrenmatt écrit sa deuxième pièce, L'Aveugle, qui ne fut pas bien accueillie non plus. En 1949, sa troisième pièce, la comédie Romulus le Grand, fut mise en scène à la place de La Tour de Babel, qui n'a pas été achevée et que l'auteur a détruite.
Les premières années en tant qu'écrivain indépendant sont difficiles sur le plan économique pour Dürrenmatt et sa famille. En 1948, la famille bientôt composée de cinq personnes – en comptant la venue de sa fille Barbara en 1949, et de Ruth en 1951 – s’installe dans la commune de Gléresse, au bord du lac de Bienne.
Puis la situation financière s’améliore peu à peu, notamment grâce aux commandes de pièces radiophoniques passées par les radios allemandes. De plus, c'est à cette époque que la maison d'édition Arche Verlag devient son éditeur attitré. Ses deux romans policiers Le Juge et son bourreau et Le Soupçon sont d'abord publiés en feuilletons dans le Schweizerischer Beobachter à partir de 1950. En 1952, les Dürrenmatt s'installent durablement dans la maison qu'ils achètent alors au Vallon de l’Hermitage sur les hauteurs de Neuchâtel[4].
En 1950, Dürrenmatt écrit la comédie Le Mariage de Monsieur Mississippi, avec laquelle il obtient son premier grand succès sur les scènes allemandes en 1952, après avoir été refusé par les scènes suisses. En 1956, il acquiert une renommée mondiale avec sa tragi-comédie La Visite de la vieille dame. L'immense succès de cette œuvre lui permet en outre de devenir financièrement indépendant. L'échec de la « comédie musicale » Frank V en 1960 est suivi d'un deuxième succès mondial en 1962 avec Les Physiciens. La pièce radiophonique Hercule et l'écurie d'Augias (1963), transformée en pièce de théâtre, ne rencontre à nouveau pas le succès auprès du public. Avec Le météore, sa pièce la plus personnelle, il connut en 1966 son troisième et dernier succès mondial en tant que dramaturge. Dans les années 1960, Dürrenmatt est au sommet de sa gloire avec ses œuvres théâtrales.
À partir de 1967, il se consacre davantage au travail théâtral, d'abord sur les scènes bâloises[5], puis, après un infarctus en octobre 1969, à la Neue Schauspiel de Zurich, et enfin à Düsseldorf. C'est là que sont données les deux premières de ses nouvelles pièces, Portrait d'une planète et Titus Andronicus.
Dürrenmatt a pris position sur les événements du monde dans des essais, des conférences et des discours officiels, par exemple avec la publication de Sätze aus Amerika (1970), le texte de presse Ich stelle mich hinter Israel (1973) ou encore lors d’une conférence [6]à l'occasion d’un événement de soutien au Printemps de Prague en 1968. En février 1987, il participe à la conférence sur la paix convoquée par Mikhaïl Gorbatchev à Moscou. En 1990, il prononce un discours[7] devenu célèbre en l’honneur de la visite du président tchèque Václav Havel intitulé La Suisse - une prison. On sait depuis le scandale des fiches que, à la suite de ses prises de position, Dürrenmatt a été espionné par la police fédérale pendant cinquante ans[8]. Tout au long de sa vie, Dürrenmatt scrute l’évolution d’un monde alors au bord de l’implosion. Il se l’approprie, le réécrit. Et surtout, il le peint, le dessine, le caricature, avec une énergie expressionniste formidable. Albrecht Dürer, Jérôme Bosch, Pieter Bruegel, Jean-Baptiste Piranèse, Francisco de Goya ou encore son ami Varlin inspirent le peintre Dürrenmatt, qui détourne les classiques, tord la mythologie ou la religion. Ses tableaux restent son jardin secret, il ne les vend pas et les expose peu. Car comme il le dit lui-même :
« Par rapport à mes œuvres littéraires, mes dessins ne sont pas un travail annexe, mais les champs de bataille, faits de traits et de couleurs, où se jouent mes combats, mes aventures, mes expériences et mes défaites d’écrivain »[9].
Le 16 janvier 1983, sa femme Lotti décède. Un an plus tard, il accepte de participer à un documentaire que lui consacre la réalisatrice Charlotte Kerr (1927-2011). Cette rencontre professionnelle est un coup de foudre intellectuel et amoureux. Ils se marient l’année suivante.
À 64 ans, Dürrenmatt vit alors un renouveau artistique. Il peint et dessine beaucoup, et en parallèle, il poursuit un travail monumental d’écriture, La Mise en œuvre, commencée 20 ans plus tôt. Ces « matières » forment une autobiographie qui mélange souvenirs, fictions et réflexions philosophiques. Elles créent une mosaïque littéraire inclassable, à l’image de son créateur. Peu avant son 70e anniversaire, alors que tout le monde s’affaire à organiser les festivités, Dürrenmatt meurt d’une crise cardiaque, le 14 décembre 1990. Charlotte Kerr a évoqué ses souvenirs de cette période commune dans son livre La Femme au manteau rouge.
De son vivant Dürrenmatt avait négocié le don de ses manuscrits à la Bibliothèque nationale suisse sous la condition de créer les Archives littéraires suisses. En 2000 est inauguré le Centre Dürrenmatt Neuchâtel, un musée de la Bibliothèque nationale suisse, conçu par l’architecte Mario Botta et dédié à l’étude, la conservation et la transmission de l’œuvre picturale de Friedrich Dürrenmatt, en dialogue avec son œuvre littéraire.
Galerie
Les Astronomes, 1952
Portrait d’un psychiatre (Dr. Otto Riggenbach), 1962
L’Ultime Assemblée générale de l’Établissement bancaire fédéral, 1966
Le Bouton (Der Knopf, 1942) ; complétée en 1943 sous le titre de Komödie ; ne paraît qu'en 1980, sous le titre Untergang und neues Leben)
Les Anabaptistes (Les Fous de Dieu) (Es steht geschrieben, 1947), traduit en français par Jean Lacroix, L'Âge d'Homme, 1993 ; nouvelle traduction de Pierre Bühler, L'Arche, 2018
Les Physiciens (Die Physiker, 1962), traduit en français par Jean-Pierre Porret, L’Âge d'Homme, 1993 ; nouvelle traduction de Cécile Delettres, L'Arche, 2015
Play Strindberg (Play Strindberg, 1969), traduit en français par Walter Weideli, Gallimard, 1973 ; nouvelle traduction d'Hélène Mauler et René Zahnd, L'Arche, 2016
Soirée d'Automne (Abendstunde im Spätherbst, 1957)
Hercules et les Écuries d'Augias ; Le Procès pour l'ombre de l'âne ; L'Entreprise de la Véga ; Soirée d'automne : quatre pièces pour la radio, traduction de Jean-Pierre Porret, Éditions Rencontre, 1961.
L’œuvre picturale de Dürrenmatt, dont les prémisses apparaissent tôt dans sa jeunesse, est restée longtemps méconnue du grand public. Dans ses tableaux « dramaturgiques », Dürrenmatt réinterprète souvent des motifs issus de la mythologie ou de la religion.
Catalogues et livres sur l'œuvre picturale et littéraire
Dans la série américaine Esprits criminels saison 7 épisode 21 (Comme un aimant), un agent cite une phrase de Friedrich Dürrenmatt : « Il n'y a que dans l'amour et le meurtre que nous sommes vraiment sincères ».
Une locomotive de l'entreprise de transports des CFF mise en service en 2000 porte son nom[10].
Train Dürrenmatt
Durrenmatt était un fervent supporter du Grasshopper Club Zurich. Il a notamment déclaré : « Après une défaite du Grasshopper, il m'est impossible d'écrire pendant une semaine ».
Bibliographie
Publications les Cahiers du Centre Dürrenmatt Neuchâtel (sélection)
"La Chapelle Sixtine de Friedrich Dürrenmatt", Cahier du CDN N°32, français/allemand, 2023
"Friedrich Dürrenmatt – Le Monde des Atlas", Cahier du CDN N°31, français/allemand, 2022
"Friedrich Dürrenmatt – L’arsenal du dramaturge", Cahier du CDN N°30, français/allemand, 2022
"Friedrich Dürrenmatt – L’épidémie virale en Afrique du Sud", Cahier des CDN N° 29, français/anglais, 2022
"Friedrich Dürrenmatt – L’épidémie virale en Afrique du Sud", Cahier des CDN N° 28, français/allemand, 2022
"Balades à Neuchâtel – Sur les pas de Friedrich Dürrenmatt", Cahier du CDN N°26, Französisch, 2021
"Friedrich Dürrenmatt et la Suisse", Cahier du CDN N° 25, français/allemand, 2021
"Madeleine Betschart : Friedrich Dürrenmatt, un Suisse universel. Son œuvre et son rayonnement, un regard synoptique", Cahier du CDN N° 11, français/allemande, 2015
"Friedrich Dürrenmatt : Essai sur Israël - post-scriptum", Cahier du CDN N° 5, français, 2002
"Friedrich Dürrenmatt : Remarques personnelles sur mes tableaux et mes dessins", Cahier du CDN N° 1, français, 2002
Ouvrages
Charlotte Kerr et Charles Méla, Les Mythes de Dürrenmatt, dessins et manuscrits, Skira, (ISBN978-8876245626)
(en) Timo Tiusanen, Dürrenmatt : a study in plays, prose, theory, Princeton University Press, (ISBN0-691-06332-X)
Ulrich Weber, Friedrich Dürrenmatt ou Le désir de réinventer le monde, Lausanne, PU Polytechnique / Savoir suisse, (ISBN978-2702901090, présentation en ligne)
Marie-Pierre Walliser-Klunge, Dürrenmatt : la liberté de penser, Gollion, In-Folio, , 61 p. (ISBN978-2-88474-444-7)
Philippe Wellnitz, Le théâtre de Friedrich Dürrenmatt : De la satire au grotesque, Presses Universitaires de Strasbourg, (ISBN978-2868200075)
Articles en ligne
Laurence Dahan-Gaïda, « Dürrenmatt et le théâtre », Coulisses, no 13, (lire en ligne)
(en) Joseph A. Federico, « The Political Philosophy of Friedrich Dürrenmatt », German Studies Review, vol. 12, no 1, (lire en ligne)
(en) Kurt J. Fickert, « Dürrenmatt's "The Visit" and Job », Books Abroad, vol. 41, no 4, (lire en ligne)
(en) Olivia G. Gabor-Peirce, « Friedrich Dürrenmatt: Divine Traces in the Work of an Atheist », Religion & Literature, vol. 39, no 1, (lire en ligne)
(en) D. Heyward Brock, « Dürrenmatt's "Der Besuch der alten Dame": the Stage and Screen Adaptations », Literature/Film Quarterly, vol. 4, no 1, (lire en ligne)
Dominique Iehl, « Grotesque et signification dans le théâtre de Beckett et de Dürrenmatt », Caliban, no 15, (lire en ligne)
Véronique Liard, « Le texte et l’image chez Friedrich Dürrenmatt : l’exprimable et l’indicible du mythe », Interfaces. Image-Texte-Language, no 29, (DOI10.3406/inter.2010.1359, lire en ligne)
Philippe Wellnitz, « L’altération du dialogue et sa reconstruction dans le théâtre de Friedrich Dürrenmatt », Cahiers d'études germaniques, no 47, (lire en ligne)
Philippe Wellnitz, « Figures d’imposteurs chez Friedrich Dürrenmatt et Peter Weiss : de la double imposture dans le théâtre contemporain (le théâtre dans le théâtre) », Germanica, no 35, (lire en ligne)
Articles
Elisabeth Brock-Sulzer, ''Friedrich Dürrenmatt'', Stationen seines Werkes. Mit Fotos, Zeichnungen, Faksimiles
''Herkules und Atlas'', Lobreden und andere Versuche über Friedrich Dürrenmatt. Herausgegeben von Daniel Keel, Diogenes
Ulrich Weber, Friedrich Dürrenmatt ou Le désir de réinventer le monde, traduit en français par Étienne Barilier, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005.
Philippe Wellnitz, Le Théâtre de Friedrich Dürrenmatt : De la satire au grotesque, Presses universitaires de Strasbourg 1999. 284 pages.
Philippe Wellnitz, „Parodie, Satire, Groteske“, in: U. Weber / A. Mauz / M. Stingelin (Hg.), Dürrenmatt-Handbuch, Stuttgart, J.B.Metzler 2020, p. 353-356.
Philippe Wellnitz, “Sortir des voies du labyrinthe moderne par les voix de Babel au Théâtre ? Quelques réflexions sur le langage dramatique de Friedrich Dürrenmatt et Botho Strauss”, in Cahiers du CREL (Mulhouse) 2007, pp.207-212 (6 pages doubles colonnes).
Philippe Wellnitz, “Le grotesque de Friedrich Dürrenmatt. Réflexions sur une notion complexe entre art et littérature”, in : Söring, Jürgen (éd) Actes du Colloque Dürrenmatt (Univ. Neuchâtel 2000), Berne : Lang 2004, pp. 45-61.
Philippe Wellnitz, “Le Théâtre de Friedrich Dürrenmatt – Parodies des mythes ?”, in : AGES/Univ. de Brest (éds.) : Actes du Colloque de l’AGES 1998 (Pastiche, Parodie et Paraphrase), pp. 243 - 250, Brest 1999.
Philippe Wellnitz, “"Das Einmalige liegt in der Form" À propos de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt”, in: Wellnitz, Philippe (éd.) Max Frisch – La Suisse en question ? [= Collection Helvetica 1], Presses universitaires de Strasbourg 1997, S. 93-106.
Philippe Wellnitz, “Langages grotesques dans le théâtre de Friedrich Dürrenmatt”, in : CERAM (éd) : Les songes de la raison. Mélanges offerts à Dominique Iehl, pp. 191-206 [= Contacts, Série III, vol. 26], Berne : Peter Lang 1995.
Philippe Wellnitz, “Dürrenmatt und das europäische Theater” [Dossier Friedrich Dürrenmatt], in : Schweizer Monatshefte (Zurich), juin 1994, p. 18-22. (5 pages doubles colonnes).
Philippe Wellnitz, “Deutschsprachige Literatur des 20. Jahrhunderts (Canetti, Grass, Dürrenmatt) als Spiegelbild des Interkulturellen”, in: Germanistyka 11/1994 (Univ. Zielona Gora/Polen), p. 93-98.
« Visites à Friedrich Dürrenmatt / Zu Besuch bei Friedrich Dürrenmatt », Neuchâtel, in Nouvelle revue neuchâteloise, no 65, 2000