Thérèse Gendebien a deux ans lorsque sa famille dont le père est marchand de soieries[5] s’installe en Rhénanie. Elle passe son enfance en Allemagne, puis en Autriche. Elle a six ans lorsque son père meurt. Elle prend des cours de violon et de piano au conservatoire de Vienne. Sa famille habite ensuite à Marseille. Elle rêve de devenir écuyère, et l’amour des chevaux ne la quittera jamais, mais c’est sur les planches qu’elle monte très tôt. « Je crois avoir toujours chanté, petite fille, je chantais devant les miroirs en faisant des grimaces à mon image[6] ». Avec sa voix de contralto, on l’avertit qu’à l’opéra peu de rôles existent. Pensant que c’était insuffisant pour vivre, elle se tourne vers le music-hall.
À quinze ans, elle triomphe au concours Artistica à l’Alcazar de Marseille[7] et à seize ans, sous le nom de Rita Caroly (aussi orthographié Caroli ou Carolly)[8], elle forme un duo avec un chanteur en interprétant des chansons fantaisistes[9]. Mais son premier désir était de devenir avocate[10].
Il est plus vraisemblable qu'ainsi elle évite de parler de sa première partie de carrière sous le nom de Rita Caroly où elle faisait des numéros de danse et d'acrobatie, ce qu'elle nia jusqu'à ses cent ans : avocate, pas acrobate. Cette coquetterie amusait beaucoup les Marseillais qui avaient assisté à ses débuts au music-hall.
Premiers succès à la scène
À 25 ans, le à Marseille elle épouse le chanteur Raymondey (Raymond Gérard)[11]. En 1932, elle chante au Caire, au cabaret Le Perroquet puis, de retour à Paris, à l’Alhambra l’année suivante, et au Petit Casino en 1934. Elle adopte alors le nom d’artiste de Léo Marjane « Marjane était la compression de Marie-Jeanne[10] » puis accompagne son époux à Paris, où elle se produit à Bobino, à l’ABC et chez O'dett en 1931. Elle se fait remarquer par sa voix chaude et envoûtante de contralto, et par sa diction parfaite, au phrasé très moderne. Il est permis de penser que le prénom Léo est l'abréviation de Léonie. Mais les versions provenant de l’intéressée divergent d'une interview à l'autre.
Premiers enregistrements
Dès 1931, après des essais d’enregistrement infructueux chez Gramophone, elle grave ses deux premières plages pour Columbia, Les Prisons et Paris-Noël. Elle enregistre ensuite quatre titres chez Ultraphone en 1933 puis disparaît des sutdios jusqu'en 1937. Léo Marjane considère que sa discographie démarre réellement avec la Chapelle, balayant les deux premiers 78 tours d'un lapidaire : « ce n'étaient que des essais de voix ». Elle reste volontairement imprécise sur la période 1932-37, indiquant simplement « avoir vécu sa vie » lors d’une interview sur France Culture en [12].
En effet, elle enregistre ensuite C'est la barque du rêve (1938), La Chapelle au clair de lune - In the Chapel in the Moonlight(en)(1937), son premier grand succès. Cette chanson la propulse au devant de la scène, et c’est Jean Bérard, à l’époque directeur de Marconi, qui la rappelle à Paris d’urgence, alors qu’elle se trouve en tournée au Brésil avec sa mère. Elle rentre pour enregistrer Begin the Beguine et Night and Day (1938), pour Pathé-Marconi[13], et entame une grande carrière à la scène.
Au cours de l’enregistrement d’un disque au Studio Cognac Jay, elle a l’idée d’amortir certaines syllabes en couvrant le micro de son bas de soie : un procédé si efficace qu’il est encore utilisé de nos jours[14].
« Je peux dire que j’ai introduit le jazz en France. Dans les années trente, nous étions, Jean Sablon, Jacqueline François et moi, les trois artistes français qui venions chaque année chanter aux États-Unis, où chaque hôtel avait son cabaret. C’est ainsi que j’ai découvert le jazz[10]. »
De retour en France pendant l'Occupation allemande, Marjane devient une des plus grandes vedettes de la France occupée.
Elle se produit au Concert Pacra en 1941. Elle dirige son propre cabaret, L'Écrin, près de l’Opéra, puis Chez Léo Marjane, et se produit aussi dans d’autres salles à la mode, comme le Casino Montparnasse et les Folies-Belleville.
En 1942, elle remporte un immense succès avec la chanson Seule ce soir[15], dans laquelle se reconnaissent les centaines de milliers de femmes françaises dont le mari est prisonnier de guerre en Allemagne ; elle accède ainsi au vedettariat.
« Je viens de fermer ma fenêtre Le brouillard qui tombe est glacé Jusque dans ma chambre il pénètre notre chambre où meurt le passé Je suis seule ce soir Avec mes rêves Je suis seule ce soir Sans ton amour. »
Elle divorce le .
La Libération et les critiques
À la Libération, Léo Marjane est poursuivie par les Comités d’épuration pour avoir chanté dans des établissements fréquentés par des officiers allemands ainsi qu’à Radio-Paris.
Elle est arrêtée et jugée, puis finalement acquittée, mais sa notoriété et son image sont durablement atteintes. Elle est frappée d'interdiction de travailler pendant les années qui suivent la guerre, et jusqu’en 1951 ses disques conservés dans les archives de Radio France sont tous estampillés censuré.
« Je ne pouvais pas empêcher les Allemands d’entrer. J’étais connue, célèbre, il était inévitable que j’aie beaucoup d’ennemis. Les Français ont eu honte d’eux-mêmes, alors ils en ont voulu à ceux qui étaient sur le devant de la scène. »
« J’aimerais bien savoir qui n’a pas chanté ? Et ceux qui prétendent ne pas l’avoir fait n’ont pas de mémoire. Il fallait que je gagne ma vie[16]. »
Dans un entretien à l’occasion de son centenaire, elle dévoile :
« Mon mari, le colonel Charles de Ladoucette, que j’ai épousé en 1946 et qui à l’époque était lieutenant, faisait partie d’un réseau de la Résistance dirigé par le colonel Rémy. Et c’est moi, Marjane, qui ai entretenu financièrement ce réseau[10],[17] »
« On a dit beaucoup de bêtises sur moi, ils ont voulu me démolir. (…) Quand on est en haut de l’affiche, on essaie de vous descendre, mais pourquoi démentir quand ce n'est pas vrai[18] ? »
Le rebond
Le à Paris, elle épouse en secondes noces Charles, baron de Ladoucette (1912-2007)[2], colonel et écuyer du Cadre noir, partageant une passion commune pour les chevaux[10]. De cette union naît Philippe de Ladoucette.
Sous le nouveau nom de Marjane (« J'avais trouvé le prénom, Léo, et Marjane était la compression de Marie-Jeanne. Puis j’ai supprimé Léo, considéré en Amérique où je me produisais souvent, comme un prénom d’homme, en France aussi d’ailleurs, et je suis restée Marjane[10]. »), elle tente de relancer sa carrière, avec Mademoiselle Hortensia de Louiguy et Jacques Plante, Mets deux thunes dans l’bastringue de Jean Constantin, Je veux te dire adieu de Charles Aznavour et Gilbert Bécaud, et son interprétation de Secret Love de Doris Day et de Monsieur mon passé de Léo Ferré mais « elle ne tient pas longtemps sous le feu des critiques[19]. »
En 1949, elle abandonne la scène mais continue d’enregistrer. Elle apparaît parfois au Brésil, aux États-Unis ou au Canada, où elle a animé une série d’émissions de télévision musicales, qu’elle double également en anglais, intitulée Quartiers de Paris / District of Paris et dont des archives subsistent à Radio-Canada. Cette partie de carrière est restée ignorée en France. En Amérique, elle connaît un gros succès, notamment à Québec, mais il est trop tard pour recommencer une carrière ; elle fait une rentrée remarquée à Paris en 54 au Moulin-Rouge. Jacqueline François lui obtient un contrat de disques chez Véga alors que le 33 tours Pathé (1954) était resté sans suite. Elle chante jusqu'en 1961, et se produit notamment au Sportpalast de Berlin, avec Zarah Leander au programme ; elle a également chanté en Allemagne de l'Est, accompagnée par les Chœurs de l'Armée rouge.
Le retrait
Mais le métier changeait. Après une rentrée en 1959 à Pacra où elle ne tient l'affiche que quelques jours, en dépit de ses qualités d'interprète, elle comprend que son tour est passé, « Quand ce n’est plus l'heure, ce n’est plus l’heure. (…) Certains partent trop tôt, d’autres trop tard. Je n'avais plus rien à faire dans ce métier ». Mais ses disques, dont les droits voisins sont désormais dans le domaine public pour la plupart, sont toujours réédités en compilations. Elle tente toutefois un bref « come-back » en 1969 qui n'a aucun retentissement, renonçant par la suite totalement au métier et se murant dans le silence jusque 2001, où elle accorde une interview à Martin Pénet pour France Musique.
Carrière au cinéma
En 1943, Léo Marjane débute à l’écran dans le film Feu Nicolas, une comédie de Jacques Houssin avec le comique Rellys. Elle y chante deux blues écrits par Loulou Gasté[14] (le futur mari de Line Renaud) : Saint-Madeleine et J'ai vendu mon âme au diable.
En 1951, elle est la tête d’affiche du film Les Deux Gamines, de Maurice de Canonge, adaptation d’un mélodrame qui avait fait couler beaucoup de larmes autrefois. La chanteuse y chante deux chansons puis disparaît pendant les trois-quarts du film (le personnage qu’elle incarne, Lise Fleury, disparaissant dans un accident d’avion). Marjane n’y apparaît qu’au début et à la fin.
On la retrouve dans un petit rôle de chanteuse des rues dans Elena et les Hommes (1956) de Jean Renoir, et elle prête aussi sa voix à une chanteuse de cabaret dans la version française du film Ariane (Love in the Afternoon) de Billy Wilder, en 1957.
Retraite
À sa retraite, Marjane se consacre à sa famille et à sa première passion, l'équitation et l'élevage de chevaux, à Barbizon, près de Fontainebleau, dans le Gâtinais[20]. Elle meurt des suites d'une crise cardiaque le dans la même ville, âgée de 104 ans. Elle est inhumée au cimetière communal[21].
Les chansons interprétées et/ou enregistrées par Léo Marjane
Léo Marjane a enregistré plus de 180 chansons pour les firmes Columbia en 1932, Ultraphone en 1933[22] puis Gramophone entre 1937 et 1944, Decca France entre 1946 et 1953, Pathé-Marconi en 1954/55, et Véga pour ses derniers titres[11].
(Liste non exhaustive triée par ordre alphabétique, sous réserve d’erreurs et d'omissions.)
1912-2012, Léo Marjane : 100 ans - 100 succès, éditions Marianne Mélodie, 2012. Une intégrale du centenaire en 4 CD, rassemblant tous ses titres parus en 78 tours chez Gramophone entre 1937 et 1944, quinze faces gravées pour la firme Decca entre 1946 et 1953, la totalité des enregistrements Pathé de 1954-55, huit titres de la dernière période chez Vega, ainsi que quelques inédits et raretés.
(it) Gianni Lucini, Luci, lucciole e canzoni sotto il cielo di Parigi - Storie di chanteuses nella Francia del primo Novecento), Novara, Segni e Parole, 2014, 160 p. (ISBN978-88-908494-4-2).
Articles et entretiens
Sylvaine Pécheral, Mon manège de stars.
Adrien Hèche, in Phonoscopie.
Discographie par M. Monneraye, J. Lubin, J.-M. Erny directement aux archives Pathé, années 1980, publiée in Phonoscopie.
Webographie
[audio] Hélène Hazera, « Chanson Boum ! Léo Marjane a 100 ans. », sur France Culture, le 2 septembre 2012. Rediffusion d’une émission du , à l'occasion du centenaire de Léo Marjane, avec des archives inédites de l’INA.
[audio] Stéphane Leclair, « Entretien avec Marjane », sur Radio Canada, 19 août 2012, dans lequel Marjane témoigne de son soutien à la Résistance française et au réseau du Colonel Rémy pendant l’Occupation.